Une des règles dissimulées dans le développement des média est l’inversion des « processus ». Nous sommes enclins de voir la télévision comme un progrès par rapport à la radio; la communication électronique est vue comme un pas « en avant » par rapport au livre imprimé. En réalité, il n’y a aucun progrès ; c’est uniquement notre relation à la réalité qui change.
La quantité des artéfacts, parmi lesquels sont aussi ceux invisibles, électroniques, augmente ; et de ce fait rend notre relation à la réalité, ainsi que notre relation à nous-mêmes, de plus en plus complexe. Comme les revendicateurs de matérialisme n’ont pas raison, par ce qu’ils voient dans ce développement un progrès avéré et inconditionnel, ainsi les critiques acerbes du progrès technologique ne peuvent pas avoir raison quand ils lui trouvent uniquement des conséquences mauvaises, voire désastreuses.
Ils perdent de vue la vraie proportion, réduisant le Créateur et l’auteur à des victimes de leur propres produits. Ils perdent également de vue le rapport entre la matière vivante et la matière morte; le rapport entre l’être et l’objet. Dans les grands yeux des peureux, les objets et la matière deviennent plus forts que celui qui les créé et les utilise.
Et c’est là que la matière, remplie de puissance de l’esprit divin de son Créateur, s’oppose entêtée… Elle s’impose parfois par sa beauté absolue, en nous séduisant en tant qu’observateurs - conscients ou inconscients de la provenance du cadeau, mais aussi par sa force déferlante quand nous oublions nos limitations humaines.
Le même chemin la matière trouve dans des (soi disant) processus, des changements technologiques. En s’opposant à l’alliance des frères optimistes et pessimistes, elle a un regain de vie et parfois on dirait qu’elle se fourbe. Le processus du « progrès » sait aussi marcher à l’envers sur sa tête, en démontrant que « downgrade » peut vraiment apporter une nouvelle qualité.
Le livre de l’archimandrite de Lepavina en est un bel exemple. Ce livre est entièrement composé des entretiens écrits, échangés à l’aide d’un programme du net : skype - rien que d’y penser donne la chaire de poule à certains.
Nous sommes habitués à voir l’ordre inversé : les films sont tournés à partir des romans, et pas l’inverse. Il était tout à fait possible qu’un livre pareil n’obtienne jamais la qualité d’un livre, mais qu’en plus de cela il perd ce jus vital transmis par la communication sur internet quand arrive le moment crucial où les personnes conscientes échangent sur des choses sérieuses.
C’est justement l’opposé qui s’est produit avec le livre “Les entretiens spirituels”. Un nouveau genre est apparu. Le contenu du «bavardage » a justifié et même renforcé son poids et sa gravité.
La force de vie des protagonistes de cette communication a gagné en reconnaissance à un niveau plus élevé. Désormais ce n’est plus l’higoumène d’un monastère qui prête son attention aux doutes de quelqu’un; les sujets traités ont gagné une dimension où la reconnaissance est générale et arrive par le média de presse.
Soumettre à ce jugement sévère, au jugement du public et du temps, les histoires de ceux qui sont en lien avec le père archimandrite ainsi que ses conseils donnés en retour, ont perdu leur relativité personnelle, le côté éphémère d’un contact par « chat » ainsi que le côté intouchable et capricieux, indomptable, d’une affaire privé.
S’il y a eu, et il y en avait sûrement, certains qui doutaient au sein même de l’Eglise - de cette technique qui consiste à entrer en contact « à l’aveugle », que notre higoumène réalise en pionnier, souvent avec des personnes parfaitement inconnues , ceux qui en plus doutaient du contenu de ses conseils et de sa mission. ; ces incrédules sont maintenant complètement désarmés. C’est rare de trouver un homme sage qui a eu autant de courage comme l’a eu archimandrite Gavrilo, dans les deux sens.
D’abord il s’est rendu dans les terres inconnues, qui paraissaient absolument opposées à l’orthodoxie, dans l’espace d’une communication menaçante par son superficiel, son coté éphémère et nonchalant. Il l’a fait comme un pionnier sans aucun éclaireur, déjà sexagénaire d’une santé sérieusement fragilisée, et dans un temps où au sein de l’église même les jeunes générations de prêtres et de moines sont supposées avoir plus de courage et d’audace et se débrouiller mieux dans un monde virtuel.
Ensuite, dans un deuxième temps - toujours avec cette démarche pionnière – il a décidé de publier le contenu de cette communication, ne laissant aucun soupçon quant’ à la valeur missionnaire et à la profondeur de ses mots.
Sans crainte pour la responsabilité énorme que ressent le père spirituel envers son enfant, elle est dans cette communication encore plus grande. Sans contact direct, ce père spirituel derrière son écran a encore moins de moyens de perception, et il est encore plus contraint de se servir de ses sens invisibles et de son expérience accumulée.
Son interlocuteur, le père-archimandrite ne vois et ne touche pas, mais souvent le reste de la vie du quêteur, éloigné de par ses sens et de par l’espace, dépend des mots de ce père-spirituel. En le disant nous avons déjà dit qu’il ne s’agit pas de traiter les sujets théologiques et d’autres discussions intéressantes, mais des questions de la vie. Ce sont celles qui taraudent les gens le plus et le plus fort, dans les moments de solitude.
Dans ces moments sans un prêtre ou moine à côté, sans ami ou parent, en ses moments-là nous sommes beaucoup plus sensibles aux dilemmes existentiels. Très tôt le matin ou très tard le soir, le besoin est plus fort pour être en contact, recevoir un conseil, faire un choix sûr. Nombreux sont les pères spirituels qui le savaient et ont donné leur numéro de téléphone à leurs fidèles et qui l’ont parfois regretté. L’archimandrite Gavrilo Vučković n’a probablement jamais regretté de laisser son profil accessible à tous, sur skype.
A partir de ses mots, de leur rythme et de leur contenu, s’installe la quiétude qui lui permet de maîtriser ses tentations et à son interlocuteur elle donne la paix et une autorité de toute confiance. Cette autorité se confirme dans de nombreuses situations. Au lieu de vous donner des exemples, je vais simplement vous diriger vers ces entretiens du livre. Ils parlent d’eux-mêmes.
De nombreuses réponses à des questions surprenantes, des fois mêmes provocantes, sont elles-mêmes inattendues. Il devient clair pour le lecteur innocent qu’un « homme ordinaire » ne pourrait aucunement raisonner ni conseiller de la sorte. Elles témoignent de son long cheminement monastique depuis sa jeunesse et du sens de l’ascèse qui échappe à notre compréhension et à toute possibilité de mesure car elle est invisible.
Nous, qui utilisons skype quotidiennement nous nous sommes habitués à ce mode de partage – qui va du bavardage, à la confession la plus intime, ou jusqu’à perdre notre temps en disant n’importe quoi - et nous avons le sentiment de connaitre la forme et la formule de ce programme de « chat ». Et c’est devant ces réponses que nous restons bouches-bées. C’est une expérience spirituelle immesurable qui d’un instant à l’autre sort plus forte que le moyen de communication utilisé et ne se laisse pas dominer par sa logique.
Le livre porte cette authenticité grâce à son texte et il est aussi richement illustré. Il est préfacé par le métropolite Jean et contient la biographie du père Gavrilo ainsi que de nombreuses photos. Malheureusement elles ne sont pas suffisamment commentées, mais sont d’une maîtrise et d’une beauté saisissante. Ces photos ne brillent pas du décorum de ce monastère inhabituel, ni de l’éclat des dorures, ni des fleurs multicolores, mais elles ont su reconnaître son vrai coloris.
Ce coloris provient du contraste entre l’ombre et la lumière à l’intérieur du temple, du silence pieux de prière vécue, dans des nuances sombres et pastelles, ces passages subtils de clair-obscur, ces valeurs qui représentent pour nous les orthodoxes une clef supplémentaire pour vérifier la véracité et justesse. Qui parmi nous n’a pas reculé devant la bigarrure criante, de la richesse orgueilleuse et des gabarits imposants de la « sœur » Eglise occidentale ? Et ensuite ressenti la froideur de l’échec. Qui parmi nous ne s’est pas réjouit de la discrétion réconfortante des sanctuaires orthodoxes ?
Les photographies de ce livre, même sans texte accompagnateur, à chaque croyant seront très parlantes. Ce ne sont pas des images documentaires ou informatives sur l’architecture, ni des intérieurs, ni des objets de culte, prises pour de beaux livres luxueux ; ce sont comme des portraits aussi, les moments de prière captés discrètement et des scènes de la vie de l’Eglise, où aucune expression de visage n’est posée ou feinte. Sans sourires menteurs et de beaux habits, dans ses images de Lepavina, le monde que nous avons choisi lors de notre baptême est découvert : un monde où la prise de conscience est enrichie par la souffrance, un mode dépouillé sans autosatisfaction et sans orgueil, monde immaculé sans faste passager et sans confiance en soi de courte durée.
Dans sa sincérité l’archimandrite est d’un soutien imparable aux fidèles, son soutien à lui et la base de son autorité se trouvent dans la spontanéité et la simplicité des croyants, dans leurs dépouillement loin d’un monde superficiel, artificiel, lissé et vaniteux.
Dans ce sens, les photographies de ce livre sont une richesse à part entière et méritent d’être agrandies et présentées lors d’une exposition thématique qui saura accueillir et réunir l’approche de l’artiste et le phénomène de Lepavina.
L’humilité, la modestie et la pudeur sont les distinctions de chaque chrétien, et ces « critères » sont encore plus larges que « l’orthodoxie elle-même ». C’est une sorte de dignité conditionnelle et juste, de notre assurance que nous sommes sur le bon chemin, qui peut être mesuré ainsi.
De la même manière comme les mots qui sont écrits dans ce livre, ces photos aussi nous donnent le sentiment d’identification immédiate avec les protagonistes, une reconnaissance de leurs dilemmes et de leurs situations. Il serait formidable si le photographe pourrait assister plus souvent et rester « invisible » lors des saints mystères, avec la bénédiction de l’higoumène et avec toute la compréhension des fidèles, sans les perturber ou influencer leurs comportements et sentiments. Pour qu’on puisse dans d’autres éditions, avoir en images plus de présence du recueillement et de la communion entre la famille monastique et de leurs visiteurs.
Ce livre est relativement cher pour nos circonstances, mais c’est une broutille qui vous permettra de vous approcher de ce sanctuaire, de ses serviteurs ecclésiastiques et de ses ouailles. Il semblerait qu’il y a encore beaucoup de matière, un deuxième livre serait en préparation ; espérons que cela ne sera pas simplement la continuation du premier, et qu’il apportera du nouveau. Bien que la nouveauté et la particularité de ce premier livre resteront pour longtemps difficilement dépassées, même par ces propres auteurs.
Mihailo Hadži-Cenić
16. septembra 2009.
Traduit du serbe vers le français par
sœur Gordana